Interview D’Adalberto Barreto

Thérapie créée dans l’état du Ceará (Brésil),
donnant la priorité au lien social et au vécu personnel

Un psychiatre dit que la société a des solutions pour ses problèmes
Interview réalisée par Alex Rodrigues, reporter de l’Agence Brasil de Brasilia
publiée le 04/12/2018 et traduite par Christiane Fénéon

 

En contact avec les habitants d’une favela de Fortaleza (Ceará), le médecin psychiatre Adalberto Barreto a perçu que la plupart des personnes qui tentent de minimiser les effets de l’anxiété et de la dépression en prenant des psychotropes, ont besoin de rétablir des liens sociaux et d’être accueillies dans une ambiance où elles peuvent partager souffrance et inquiétude.

« Je suis arrivé à la favela avec deux étudiants en médecine de l’Université Fédérale du Ceará, et je ne savais pas que faire. Une dame nous a raconté qu’elle n’arrivait pas à dormir et nous a demandé un remède que nous n’avions pas et ne pouvions donc lui donner. Alors que je commençais à écrire l’ordonnance lui prescrivant ce médicament, elle m’arrêta aussitôt, disant qu’elle n’avait pas l’argent pour acheter de quoi manger à ses enfants et encore moins pour des remèdes très chers.

Je me suis rendu compte que j’avais réagi comme je le faisais habituellement à l’hôpital et me suis souvenu d’un théologien anthropologue du Ceará, à qui l’expérience lui avait enseigné que « la carence génère la compétence ».

« Cette femme commença à raconter son histoire et à pleurer. Je vis une de ses voisines la soutenir et lui donner un mouchoir. Une autre se mit à partager une expérience personnelle semblable, puis une seconde, une troisième… Je découvrais que ces femmes étaient à la recherche d’une écoute, d’un soutien et pas nécessairement d’un médicament. Je vis qu’elles repartaient chez elles, satisfaites de l’attention qu’elles avaient reçue d’autres personnes et du partage de leurs expériences de vie. C’est ainsi qu’a surgi la Thérapie Communautaire Intégrative (TCI). »

Trente et un an après, la méthodologie de la TCI est présente dans 25 pays, selon Le Dr. Barreto. En 2017, la Thérapie Communautaire Intégrative est incluse dans la liste des Pratiques Intégratives Complémentaires du Système Unique de Santé (SUS) du Brésil. Elle est aussi intégrée dans la formation que propose le Secrétariat National Antidrogues (SENAD, aux  professionnels intervenant dans la prévention concernant l’usage des drogues.

« Le plus souvent, la personne en souffrance a besoin d’être accueillie et son mal-être n’est pas nécessairement causé par une pathologie qui a besoin d’être médicalisée », lâcha le Dr. Barreto, lors d’une entrevue exclusive à l’Agence Brasil, durant son rapide passage dans la capitale fédérale.

Samedi dernier (1er décembre 2018, Adalberto Barreto participa à la 5èm Rencontre des Thérapeutes Communautaires du District Fédéral, organisé par le Mouvement Intégré de Santé Communautaire (Mismec-DF), institution sans but lucratif, créée en 2002 et reconnue par l’Association Brésilienne de Thérapie Communautaire (Abratecom). Sur le site de cette Association, il est possible de trouver les adresses de toutes les « rondes de TCI »  qui existent dans le pays et des différentes institutions qui assurent la formation des thérapeutes communautaires. Ceux-ci sont des bénévoles qui « conduisent » les « rondes » gratuites, dont le but est de faire émerger ou restaurer l’estime de soi et de favoriser les liens sociaux.

L’Université Fédérale du Ceará, Institution où Adalberto Barreto a été longtemps professeur, a formé déjà, à elle seule, plus de 37 000 thérapeutes communautaires.

Voyons les principaux points abordés lors de l’entrevue de l’Agence Brasil avec A. Barreto.

Agence Brésil (AG) : Comment fonctionne la Thérapie Communautaire Intégrative (TCI) ?

Adalberto Barreto (AB: La TCI est un espace social, ouvert à toute personne intéressée, où les gens se rencontrent pour partager leurs expériences de vie, leurs solutions face à quelque chose qui les inquiétait, et surtout pour retisser du lien social. Cet espace est « thérapeutique » parce qu’il est un espace d’accueil chaleureux, d’écoute dépourvue de tout jugement, et de promotion de liens.

AG : Mais vous-même dites qu’il ne s’agit pas d’une thérapie de groupe, ni d’un substitut à la thérapie traditionnelle…

AB : la TCI n’est pas une panacée. Elle ne sert pas à tout. Elle est généralement très efficace pour les personnes qui se sentent seules, isolées, dépressives. En premier lieu, elle leur permet de créer des liens, de construire un réseau de soutien. Le groupe accueille  les participants dans un climat de sécurité, qui leur permet de se sentir en confiance pour parler sans avoir peur d’être jugés ou critiqués. De cette manière, les personnes présentes peuvent donner visibilité à leurs douleurs, ce qui réduit le stress. Quand une personne décide de parler de quelque chose qui l’afflige, il y a toujours dans le groupe, d’autres personnes qui vivent ou ont vécu une situation similaire et qui, sans donner de conseils, acceptent de partager simplement leurs expériences et les stratégies qu’elles ont utilisées ou adoptées pour affronter le problème et le dépasser. La séance de TCI ne fait pas seulement du bien aux personnes qui ont parlé, elle démontre aussi que si le groupe a des problèmes, il a aussi des moyens pour les résoudre. La tâche du thérapeute communautaire est de créer cet espace permettant de découvrir ensemble, que les solutions sont en nous-mêmes.

AG : Comment la TCI est-elle née ?

AB : la TCI est née, il y a 31 ans, et depuis elle n’a cessé de s’approfondir et de se développer. J’ai un frère (l’avocat Airton Barreto) qui faisait tout un travail de conscientisation et de défense des droits humains, dans une favela de Fortaleza (à Pirambu, la plus grande favela du Ceará). Vu que beaucoup de « favelados » de cette communauté avaient des problèmes d’insomnie, de dépression, de tristesse et qu’ils venaient au Centre des Droits Humains, chercher des remèdes pour les soulager, Airton demanda mon aide. Je travaillais à l’hôpital rattaché à la Faculté de Médecine de l’Université Fédérale du Ceará où je n’avais pas la possibilité d’accueillir tous les favelados envoyés par mon frère. Un jour, j’ai suggéré qu’il réunisse toutes les personnes intéressées et nous, deux étudiants en médecine et moi-même, viendrions les rencontrer chez eux, dans leur communauté. Lors de la première rencontre, elles étaient déjà une trentaine et toutes demandaient un psychotrope. Comme nous n’avions aucun remède à leur donner, nous avons commencé à les écouter. Et j’ai rapidement perçu que chez  la majorité de ces personnes, il s’agissait plus d’une souffrance à reconnaître et accueillir, que d’une pathologie à traiter.

AG : Quel type de souffrance ?

AB : Beaucoup d’habitants de la favela étaient des migrants du Sertão aride qui, en venant à Fortaleza, avaient perdu les liens avec leur terre, leur famille, leurs voisins, leur communauté. La perte d’affects dont ils souffraient, les laissait très insécurisés et inquiets. Il m’est apparu que reconstruire ces liens était le traitement le plus adapté à ce type de souffrance. Me vint alors l’idée suivante : s’il existe des hôpitaux pour soigner les pathologies, les maladies, pourquoi ne pas créer des espaces pour accueillir la douleur de l’âme, en utilisant les ressources de la culture propre à chaque région.

Ayant surmontés les défis initiaux, nous avons créé, au sein même de la favela, un espace de repositionnement énergétique où les personnes viennent pour se rencontrer, s’embrasser, parler en leur nom propre, être écoutés et tisser des liens. Cela se passe dans une ambiance joyeuse, où il n’y a ni jugements, ni critiques, où les gens chantent, se touchent.

AG : Vous dites que la Thérapie Communautaire permet d’intervenir au niveau des déterminants sociaux de la santé, définis par l’OMS. Qu’est-ce que cela signifie ?

AB : La Thérapie Communautaire n’opère pas au niveau de la pathologie, de la maladie. C’est le rôle des professionnels de la santé qui ont la compétence pour dispenser des soins cliniques. Nous, nous offrons le soin solidaire. Nous cherchons à prévenir la maladie en accueillant les personnes en souffrance. C’est pourquoi toute personne peut être un thérapeute communautaire, c’est-à-dire un soignant, celui qui prend soin chaleureusement de l’autre. Outre détenir un savoir, le thérapeute communautaire accueille la souffrance qui peut ou non être liée à une pathologie. Evidemment, quand il se trouve face à une pathologie, le thérapeute communautaire doit orienter la personne vers un hôpital, un psychologue ou un professionnel apte à soigner cette maladie, mais de cette manière également, il participe à la promotion de la santé.

AG : Quel type de formation est nécessaire pour devenir thérapeute communautaire ?

AB : La formation dure environ deux ans et se déroule en 3 modules. Les thérapeutes en formation doivent travailler leur propre histoire de vie, leurs expériences car la Thérapie Communautaire Intégrative est beaucoup plus une posture qu’une méthode. Un thérapeute communautaire est incité à devenir le premier bénéficiaire de sa formation parce que s’il en tire profit personnellement, les personnes proches en bénéficieront également.

AG : Mais une quelconque formation ou expérience préalable est-elle exigée ?

AB : Non, car la pathologie n’est pas du domaine du thérapeute communautaire : il ne pose pas de diagnostic et ne fait pas d’analyse, il ne juge, ni interprète les symptômes. La méthodologie de la Thérapie Communautaire est simple : celui qui se forme à cette pratique va apprendre à écouter, à poser des questions, à respecter les différences et observer les règles, pour que la « ronde de TCI » ne devienne pas un espace de manipulation idéologique.  De plus, nous avons  noté que, très souvent, les soignants donnent mieux ce qu’ils n’ont pas reçu eux-mêmes, ou dit autrement, la carence génère la compétence. Les personnes qui sont engagées et travaillent en faveur d’une culture de paix sont celles qui ont connu la violence dans leur chair, que ce soit au sein de leur famille ou dans leur contexte social.

AG : Outre la valorisation des ressources individuelles et collectives, quels sont les principaux présupposés développés au long de ces trois décades ?

AB : Celui qu’une personne quelconque, indépendamment de son niveau socio-économique et culturel, détient un savoir qui peut être utile aux autres. Un savoir qui vient de l’expérience de vie. Chaque fois qu’une personne parvient à dépasser un problème, elle construit un savoir qui, le plus souvent, est oublié s’il n’a pas été partagé. En Thérapie Communautaire, ce savoir est socialisé. Pour  cela, une des règles des « rondes de TCI » est que les participants parlent d’eux-mêmes, toujours à la première personne, relatant ce qu’ils ont vécu. Ce qui nous intéresse, lorsque nous demandons si quelqu’un a déjà vécu ou est en train de vivre quelque chose de semblable, c’est la stratégie que chacun a adoptée pour surmonter la difficulté. C’est la parole du cœur qui surgit à fleur de lèvres et le ton de cette parole qui touchent l’autre, et non le conseil ou le discours. A la fin de la rencontre, la personne qui a suggéré le thème, repart avec les diverses possibilités de dépasser le problème et a donc matière à réfléchir…

AG : La norme est que les rondes de TCI sont toujours gratuites et ouvertes à toutes les personnes intéressées ?

AB : C’est généralement ainsi.

AG : Quels sont les thèmes qui reviennent le plus souvent dans ces « rondes de TCI » ?

AB : En premier, le stress  causé par la peur, la colère et toutes sortes d’émotions. En second, les conflits et problèmes familiaux. Ensuite, viennent la solitude, la violence, la dépendance à diverses substances.

AG : Outre les témoignages des participants aux rondes de TCI, des études académiques ont- elles été faites montrant l’efficacité de la méthodologie ?

AB : Entre 2004 et 2012, nous avons réalisé plus ou moins trois recherches avec le Ministère de la Santé  et le Secrétariat National Antidrogues (Senad). Les résultats obtenus indiquent que plus de 80% des personnes qui étaient arrivées, en demandant un remède, ou l’adresse d’un spécialiste, ont résolu leurs problèmes, juste avec la Thérapie Communautaire. Ceci montre que la majorité de ces gens avaient seulement eu besoin que quelqu’un les accueillent, les écoutent. Une minorité a eu besoin d’être accompagnée chez un spécialiste. Dans la formation que nous avons donnée avec le Secrétariat National Antidrogues, nous avons constaté que si le jeune, après sa cure de désintoxication, retourne dans les mêmes lieux et retrouve le même réseau d’amis, il y a souvent rechute. Mais là où la Thérapie Communautaire existe, les risques de rechute sont réduits, car en participant aux « rondes de TCI » une fois par semaine au retour de sa cure, il crée un nouveau réseau de relations.

AG : En 2017, la Thérapie Communautaire a été inscrite sur la liste des Pratiques Intégratives

Complémentaires du SUS. Ceci renforce le caractère d’institutionnalisation de la méthodologie. De ce fait, où est-il déjà possible de participer à une « ronde de TCI » et où peut-on faire la formation de thérapeutes communautaires ?

 AB : Au Brésil, il y a à ce jour, 42 pôles de formation. Il en existe au moins un dans chacun des pays d’Amérique du Sud. Au total, la Thérapie Communautaire est pratiquée dans 25 pays. En Europe, par exemple, nous formons les personnes travaillant au sein de la Caritas italienne qui reçoit de nombreux migrants africains. Des « rondes de TCI » sont en train de se créer dans les paroisses qui ont reçu ces migrants.  Ainsi que dans les différents pôles de formations.

Associations de TCI Paca, TCI  Nord-Est,  TCI Rhône-Alpes et Paris avec le réseau européen de TCI,

AG : Quelle est, à vos yeux, la plus grande contribution de la Thérapie Communautaire ?

AB : Apprendre à vivre avec n’est pas facile. Surtout, à vire avec les différences. La Thérapie Communautaire a apporté quelques réponses possibles : inviter les personnes à partager leurs expériences dans un espace public et les voir applaudies, félicitées, tissant des liens, c’est les voir devenir maîtres de leur vie.

C’est notre vision du monde qui détermine notre action. Si nous voyons les personnes comme dépourvues de ressources, nous développons une pédagogie permettant de leur donner des vêtements, de la nourriture, de l’eau ou des conseils. Si déjà nous voyons ces personnes comme des êtres possédant les solutions dont elles ont besoin, alors avec elles, nous cherchons à construire quelque chose de plus collectif.